
La campagne électorale nous rappelle la difficulté de prendre la parole en public. Cette faculté n’est pas donnée à tout le monde, mais chacun peut la travailler. Les joutes oratoires sont là pour ça. Entretien avec Lévana Charbit, grande gagnante du concours d’éloquence de l’université de Nice.
Démosthène entraînait son élocution en prononçant des discours avec des cailloux dans la bouche. Bien commode pour un orateur grec du IVe siècle avant J-C. Mais aujourd’hui, Marine Le Pen et Emmanuel Macron suivent-ils la même préparation ? Rien n’est moins sûr. Avec un stylo entre les dents, peut-être… En tout cas, prendre la parole face à un public ne s’improvise pas. Faire triompher ses idées, occuper l’espace, captiver son auditoire, susciter des émotions nécessitent d’accepter le jugement de soi par une assemblée. De s’affranchir du regard des autres, pour gérer l’angoisse de la situation. Peu ose s’exposer à ce point. Les occasions ne manquent pourtant pas, ni les ressources pour s’y préparer. Les ouvrages des grands orateurs d’hier sont traduits. Les meilleurs débats des politiques les plus habiles sont disponibles sur la toile. Et surtout, les concours d’éloquence sont ouverts à tous.
Le concours d’éloquence Nikaïa de l’université de Nice
1er avril 2022. Jour de la finale du concours d’éloquence de l’université de Nice. Organisé par le Bureau Des Étudiants (BDE), il s’agit de duels de rhétorique devant un jury. Chacun doit argumenter, en faveur du pour ou du contre, autour d’une question imposée. Le jury désigne ensuite le vainqueur qui accède au tour suivant. Pour cette dernière session, la petite finale offre un beau bras-de-fer autour de l’adage « Diviser pour mieux régner »… Enfin, c’est l’heure de la grande finale sur la question : « La polygamie : apologie du communisme ? ». Pour : Alexandre. Contre : Lévana. Les deux meilleurs orateurs de la fac doivent défendre leur point de vue pendant 10 minutes, puis débattre directement avec leur contradicteur. Pour conclure, le jury interroge (ou plutôt, essaie de piéger) les deux rhéteurs. Lévana crée un décalage avec l’énoncé et érige le polyamour en « apologie du kif ! ». Elle embarque l’auditoire dans son sillage par ses piques bien senties à des acteurs de l’actualité. Son humour et la dimension théâtrale de son discours fascinent l’assemblée. Le tout avec une aisance admirable… Victoire méritée de l’étudiante en droit fiscal. Mais quel est son secret ?

Entretien avec Lévana Charbit, gagnante du concours
- Était-ce votre première participation à un concours d’éloquence ?
Absolument, et je me suis inscrite sur un coup de tête, pour l’expérience.
- Beaucoup se sentent tétanisés à l’idée de s’exprimer en public. Comment gérez-vous le stress de cet exercice ?
À vrai dire, je ne suis pas sujette au stress, à l’exception des dernières minutes avant mon passage. Quand le stress s’installe, je gère ma respiration et me projette au moment où tout sera terminé. Ça me rassure et contribue à évacuer l’anxiété.
- Avez-vous des orateurs qui vous inspirent, des modèles en rhétorique ? D’hier ou d’aujourd’hui…
C’est très intéressant comme question… Je dirais oui, mais ça ne produit aucun effet sur ma manière de formuler mon discours. Les vidéos des années 40 aux années 70 me passionnent et m’hypnotisent. On y entend parler un vieux français. Il y avait une intonation très particulière, une articulation très travaillée, et il est vrai que c’est une forme d’inspiration. Mais je n’arrive pas à la reproduire, parce qu’il y a aujourd’hui des tics de langage, parce qu’on n’entend plus parler de cette manière-là. Voilà, j’ai beaucoup de mal, mais c’est ce vers quoi je tends, en tout cas.
- Une fois le sujet de l’argumentation connu, comment le préparez-vous ? Quelles sont les différentes étapes pour écrire votre argumentation ?
Dès lors que l’on m’indique le sujet et la position que je dois défendre, souvent le samedi, je me laisse jusqu’au lundi pour y réfléchir. Je me fixe ensuite 48 heures, donc jusqu’au mardi soir, pour coucher à l’écrit tout ce que je souhaite évoquer, et retravailler les détails. Les jours qui suivent je récite ma plaidoirie, seule, face à la table de mon salon. C’est à ce moment-là que je m’entraîne à gérer mon temps, car ma prise de parole doit durer entre 8 et 10 minutes.
- La partie « débat » est un exercice différent. Quel est l’objectif, et comment l’emporter ?
La partie « débat » est une nouveauté cette année. Au début, je n’étais pas sûre de la manière de l’aborder. Lors de mon premier débat, j’ai opté pour la cordialité. Trop peut-être, car à abuser de la complaisance, il n’y avait pas de réelle opposition avec mon contradicteur. Le soir de la finale, j’ai complètement changé mon jeu et j’ai opté pour une attitude passive-agressive. Mon contradicteur était mon adversaire, on a joué jusqu’au bout l’opposition et l’on est parvenu à beaucoup amuser l’auditoire. Le jury nous a d’ailleurs félicités tout particulièrement pour la qualité de notre débat.
- Vous preniez des notes pendant le passage de votre contradicteur. Comment préparez-vous le débat ?
Je dois l’avouer, tout cela n’était qu’un leurre. Lorsque mon passage suivait celui de mon concurrent, j’étais trop occupée à capter ses arguments tout en me rappelant des miens. Je gribouillais certaines idées pour me donner bonne conscience mais la concentration n’y était pas. En revanche, lorsque ma plaidoirie précédait celle de mon concurrent, étant plus détendue, j’étais plus disposée à capturer son discours et y élaborer au brouillon divers commentaires. J’essayais de saisir les points de sa plaidoirie qui appuyaient la mienne, et ceux qui étaient facilement contestables.
- Comment entraîner sa créativité, pour être capable de rebondir sur tout ?
Je pense que la clé c’est la polyvalence. Il faut être capable de faire rire spontanément, d’aborder un sujet avec un sérieux sincère, parfois avec un sérieux surjoué. En somme, je pense qu’il est bon de pouvoir jouer plusieurs personnages et de parvenir à « switcher » entre chacun. Il est néanmoins aussi très utile de s’intéresser à tout type d’actualité, afin de pouvoir y faire allusion et permettre à l’auditoire d’être inclus dans la réflexion.
- Face au jury, il semble que l’essentiel est de ne pas être déstabilisé par les questions. Il n’y a pas vraiment de bonne ou de mauvaise réponse. Qu’en pensez-vous ?
Je suis d’accord. Je pense, mais peut-être est-ce une erreur de ma part, que le jury évalue notre capacité à improviser, peu importe le fond – ou presque. Une forme maîtrisée, une attitude détendue et assurée prévalent donc. À mon avis, il faut le prendre avec beaucoup de légèreté et être capable d’en rire, de caricaturer, de rebondir, de répondre avec sérieux… selon la question posée.
- Et maintenant, le concours national ? Avez-vous une appréhension particulière ?
Maintenant, le concours national. Les sélections ont déjà eu lieu alors je ferai partie de la prochaine session. J’ai une certaine appréhension car je serai confrontée aux meilleurs parmi les meilleurs. Je ne connais pas les attentes du concours national. Je pense que je vais appréhender ce concours avec la même simplicité et le même naturel que celui organisé par le Bureau Des Étudiants de la faculté. Malheureusement, je crains qu’il soit attendu des plaidoiries trop rigoureuses et formelles. J’ai besoin de ma liberté d’écriture, et de me sentir capable d’oser.
- Quels conseils vous donneriez pour prendre la parole et argumenter en public ?
À mon sens, et au regard de ma propre expérience, le conseil principal que je peux donner est celui du recul. C’est un concours formidable dont on ressort nécessairement gagnant, a minima par l’expérience et les rencontres. Ce concours est une opportunité qu’il faut saisir en s’amusant. C’est le moment d’évaluer sa personnalité, ses compétences, ses points forts. Le discours, une fois rédigé, c’est vous. Alors finalement, lorsque vous le récitez, vous vous racontez. Vous êtes dans tout sauf dans l’inconnu. Soufflez un bon coup, souriez et amusez-vous durant tout votre passage !
Propos recueillis par Gaël Lanoue